L'amour

Ci-dessous j'ai retranscrit le texte de la conférence que j'ai donné le 27 Août 2004 à l'association Mensa sur le thème de "l'Amour, éléments philosophiques et psychologiques".

Si j’ai choisi de parler d’Amour aujourd’hui, c’est parce que je me suis rendue compte qu’au fil du temps, j’ai accumulé un certain nombre de lectures philosophiques et psychologiques sur le sujet, et que j’ai constaté ces lectures se recoupaient. Aussi, l’amour est ce qui d’après moi, donne un sens à nos vies, et c’est parce qu’il est si essentiel que j’ai voulu faire mon « devoir » de philosophe en me mettant à la recherche de la vérité en amour, pour l’en dépouiller de toutes les illusions qui le rendent difficile à vivre et qui mènent, un jour ou l’autre, à la déception.

Quand je parle de vérité, j’utilise ce terme au sens philosophique. En philosophie, on distingue la vérité de l’opinion : pour simplifier, on peut rapprocher la vérité de la réalité, de ce qui est objectivement vrai (c'est-à-dire, là encore en simplifiant, de ce qui peut être appréhendé par les sciences, bien que la vérité aille au-delà de nos connaissances actuelles, elle est l’ensemble des choses qui sont, qui ont été et qui seront, même si nous ne les connaissons à l’heure actuelle), alors que l’opinion est une approche plus subjective du réel et peut se définir comme un jugement de valeur. Pour donner un exemple concret : cette table est vraie, alors que dire que les filles aux cheveux longs sont plus féminines n’est pas une vérité mais un jugement de valeur, une opinion, qui n’est dans l’absolu ni vraie ni fausse puisque le concept de féminité en lui-même est subjectif, social et historique… Parce qu'elle correspond à la réalité, la vérité est toujours universelle, absolue, intemporelle. L’opinion (de même que la connaissance), est quant à elle toujours particulière, relative, historique.

Donc, j’ai essayé en préparant cette conférence (mais bien avant ça, dans ma vie réelle !), de me demander ce qui, dans nos conceptions de l’amour, relevait de la vérité et de l’opinion.

J’en suis arrivé à la conclusion que la façon la plus populaire de voir l’amour renvoie en fait à la passion (ce que je vais appeler Eros), et que c’est dans cette conception qu’on retrouve le plus d’opinions, d’espérances, d’illusions, dont il est sain de se départir afin de pouvoir vraiment profiter de l’amour. L’autre conception, Philia ou amour-amitié, beaucoup moins populaire et médiatisée, car ô combien plus proche des réalités quotidiennes et donc moins reluisante, est celle qui se base sur la réalité des choses pour construire une véritable relation, au lieu de concevoir l’amour comme une force transcendante et toute puissante à laquelle il faudrait se soumettre, contre laquelle notre volonté est inefficace.

Quelles sont les idées philosophiques qui ont permis d’en arriver à cette conclusion ? Et celle-ci est-elle étayée dans la pratique (d’où mes références à la psychologie) ? C’est ce que je vous propose d’explorer avec moi aujourd’hui…

I - Eros, l'amour-passion








Dans l’une des œuvres de Platon, « le Banquet », les protagonistes recherchent une définition de l’amour ; deux discours s’opposent (entre autres…) : celui d’Aristophane et celui de Socrate.









1. Aristophane ou le mythe des androgynes
D’après Aristophane, nos ancêtres étaient des doubles et formaient une unité parfaite ; comme ils étaient tous d’une force exceptionnelle, ils tentèrent d’escalader le ciel pour combattre les Dieux. Zeus les punit en les séparant de haut en bas ; depuis, chacun serait à la recherche de sa moitié.

Ce que cela implique :
- l’amour recompose l’antique nature, s’efforçant de fondre deux êtres en un seul et de guérir la nature humaine
- c’est la définition même de l’amour total, fusionnel, absolu, exclusif (chacun n’ayant qu’une seule moitié) et définitif (puisque l’unité originelle nous précède et une fois rétablie nous comble jusqu’à la mort, et pourquoi pas au-delà !)

2. Socrate : l’amour-manque
Pour Socrate, tout amour est amour de quelque chose, qu’il désire et qui lui manque. L’amour n’est pas complétude mais au contraire incomplétude. Socrate pose une double définition : l’amour est désir, et le désir est manque : « l’amour aime ce dont il manque, et qu’il ne possède pas ».

Ce que cette conception implique aussi :
- L’amour c’est manquer de ce qu’on aime et vouloir le posséder toujours. Qui dit manque dit souffrance (le mot passion ne vient-il pas du grec pathos qui signifie souffrance ?) et possessivité : je t’aime, je te veux (d’ailleurs en espagnol « te quiero » veut dire les deux !).

- Finalement, l’amour possessif, loin de se réjouir du bonheur de celui qu’il aime, en souffre atrocement dès que ce bonheur s’éloigne de lui ou menace le sien. Elle est heureuse avec un autre, vous la préféreriez morte ! Être amoureux, c’est aimer l’autre pour son bien à soi : c’est donc une forme passionnelle de l’égoïsme, un égoïsme transférentiel comme dirait Freud.

- Et surtout, il n’existe pas d’amour heureux puisqu’on ne désire que ce qui manque, et le désir s’abolit dans sa satisfaction ; d’où la courte durée de la passion. Quand l’être aimé est là tous les jours, toutes les nuits, tous les matins, il nous manque de moins en moins, on n’a que ce qui nous manque plus, et cela s’appelle un couple ! Eros est donc un amour illusoire (illusions sur l’amour, sur soi, sur l’autre) et éphémère.

3. En psychologie : Le mythe de l’amour fusionnel ou du grand amour

- Le “grand amour” (ou Eros, ou passion, ou amour fusionnel,…) est un mythe, propre à la culture occidentale, et fait partie de ces idées romantiques qui nuisent à de saines relations amoureuses.

- La passion se caractérise évidemment par son intensité mais aussi par le fait qu'elle est instantanée et quelque peu despotique. Elle s'empare de vous, et, en dehors de la fuite, vous n'avez d'autre choix que de vous soumettre à elle. D'une certaine manière, la passion déresponsabilise celui qui la vit. C’est l’idée de Denis de Rougemont lorsqu’il écrit : « Être amoureux est un état, aimer un acte ». Dans la même optique, Michel Onfray écrivait que « les hommes et les femmes, quand ils disent aimer, aiment d’abord l’état dans lequel l’amour les met » (cf sa « Théorie du corps amoureux »).

Il y a d'ailleurs dans la passion, comme dans l'acte d'amour, quelque chose de proche de la mort avec une perte de son identité et tout son être fondu dans l'autre, aspiré jusqu'à la moindre de ses cellules. L'autre vous permet de respirer, d'exister, d'aimer, de ressentir. Sans lui, vous n'êtes qu'attente. La perte de toute temporalité accentue également cette proximité avec la mort : les notions de temps disparaissent. La passion, c'est tout, tout de suite. Sans concessions et sans compromis.

- La passion, c’est aussi et avant tout la rupture de l’harmonie psychique. Cette harmonie reposait jusque-là sur l’équilibre des différents centres d’intérêt et l’assouvissement de plusieurs pulsions différentes. Désormais, toute l’attention se polarise de manière arbitraire sur un objet (c’est-à-dire une personne) extérieur qui cristallise votre énergie pulsionnelle. Votre idéal vous pousse à faire une véritable fixation sur cette personne. L’amoureux est tellement aveuglé par l’être aimé qu’il ne peut même plus déceler ses défauts.

- À cet égard, l’étymologie du terme « séduire » est particulièrement intéressante : séduction vient du latin se-ducere signifiant " amener à l'écart pour obtenir des faveurs ". Séduire suppose écarter d’un chemin, déplacer, installer dans une voie imprévue, décalée, mener ailleurs, à part, à l’écart. L'objectif de la séduction est d'attirer l'attention d'une personne par tous les moyens possibles afin d'en prendre le contrôle émotionnel et s'assurer ainsi une source de plaisir. La vérité et le réalisme sont alors peu de mise, et la porte est ouverte à l’idéalisation du partenaire !

L’autre étant devenu une partie plus ou moins envahissante de soi-même, un état fusionnel se crée et rend douloureuse toute séparation. Quant à la jalousie, elle est bien sûr très souvent présente, voire étouffante.

Certes, l’amour passion existe, mais il ne dure en principe qu’une période relativement brève, de quelques mois au plus, durant laquelle on ne vit que par l’autre. Cette passion en elle-même n’est pas malsaine, mais c’est vouloir la faire durer toujours qui est problématique, étant donné ce que cette conception de l’amour implique et impose au partenaire.

a. Les caractéristiques d’une relation fusionnelle :

   i. Estime fondée vs. admiration absolue
Plusieurs croient que l'amour véritable devrait être absolu. Mais l'amour s'applique au contraire à des qualités réelles et à des dimensions particulières de la personne. Dans le grand amour, on voudrait considérer l'autre personne comme une idole aux qualités extraordinaires et on fait de son mieux pour y parvenir.

Pour estimer quelqu'un, il faut être d'un calibre comparable : cette estime implique une égalité entre les partenaires (quand on parle d’égalité, il ne s’agit pas d’égalité entre les caractéristiques personnelles des partenaires, mais d'avantage d’égalité dans les rapports entre eux, dans la façons dont ils se comportent l’un envers l’autre). L'admiration, au contraire, impliquerait une inégalité importante entre les deux personnes et se traduirait par une distance proportionnelle à cette inégalité. La personne admirative, en effet, se considère inférieure à l'autre et, à cause de cette infériorité, elle n'ose pas s'en approcher vraiment.

   ii. « On désire la fusion, on réalise l’abîme » : contact réel vs. fusion symbiotique
Dans le grand amour, c'est le fait d'être avec l'autre qui nous intéresse avant tout. On veut se fondre dans notre partenaire : le "je" s'efface au profit du "nous". On voudrait une compréhension mutuelle parfaite : avoir les mêmes pensées, les mêmes désirs et les mêmes émotions. L'idéal serait de communiquer tellement parfaitement qu'on n'aurait même plus besoin de se parler pour se comprendre. Peut-on sérieusement s'étonner que la déception soit inévitable ?

Nous le savons bien, chaque personne est différente et ses besoins varient continuellement. Par conséquent, ses émotions et ses sentiments sont en constant mouvement. C'est en partie ce changement continuel caractéristique de la vie qui rend intéressantes les relations humaines, particulièrement les relations intimes: la combinaison des réactions vivantes de deux personnes crée continuellement un univers rempli de surprises et d'évènements inédits. Mieux que dans le meilleur des téléromans, on y trouve une aventure sans fin qui ne se répète jamais.

L'amour est une affaire de contact réel entre deux êtres distincts et autonomes. Chacun est une personne entière capable de vivre par elle-même. La rencontre de l'autre est non seulement une occasion de surprises et de découvertes, c'est aussi la possibilité de relever des défis toujours nouveaux et de communiquer avec un être réellement différent. Ce qui rend le partenaire intéressant et attirant, ce sont ses différences plus que ses ressemblances avec nous.

   iii. Une variante : l’amour inconditionnel
Celui-ci trouve sa cause dans le reniement de ses besoins. La personne qui fonctionne selon cette norme n’est sensible qu’au seul désir de rendre les autres heureux, et ne croit même pas opportun de se soucier de sa propre satisfaction (ce serait égoïste). Ce type de relation est caractérisé par l’absence de contact réel entre les partenaires, qui n’est possible que si chacun des deux a une existence propre.

Tout comme une personne a besoin d'obstacles (en quantité et en importance raisonnables) pour développer ses forces et son autonomie, une relation gagne une partie importante de sa solidité à travers des conflits ou des frictions résolues avec succès.

b. La cause de l’engouement pour le « grand amour » : le déni de la solitude
On pourrait imaginer que chaque personne porte en elle le souvenir confus et informe d'une époque où elle a vécu cette symbiose avec sa mère, mais il me semble plutôt que cette aspiration illusoire repose avant tout sur un déni existentiel. Autrement dit, c'est probablement parce que nous refusons de faire face à certains défis inhérents à la vie humaine que nous entretenons l'illusion du grand amour et de la fusion qui le concrétiserait.

Plus précisément, je crois que la fusion est une façon de nier notre solitude fondamentale. Plutôt que de reconnaître que nous sommes seuls responsables de notre vie et de notre satisfaction, nous tentons de croire à la possibilité d'une satisfaction automatique qui nous viendrait d'une autre personne à laquelle nous attribuons des pouvoirs plus ou moins magiques. La recherche de fusion est une des façons les plus faciles de persévérer dans cette illusion qui nous protège de l'angoisse de la solitude.

c. Mais alors, que faire Docteur ??

   i. Reconnaître l’existence de ces mythes et y renoncer au plus tôt
Les brèves périodes de bonheur illusoire qu'on peut tirer des débuts de relations vécus sur le mode passionnel ne font pas le poids comparativement aux douleurs inévitables qui accompagnent chaque rupture. Pire encore, ces aventures éphémères laissent des marques profondes dans l'identité, la sécurité et la confiance en soi de la personne qui les vit.

Il faut donc accepter notre solitude et la responsabilité fondamentale qui en fait partie, celle de voir à notre bonheur. Chaque échec d'un "grand amour" est une occasion d'ouvrir les yeux. En bref, accepter la réalité, c’est accepter l’incomplétude de la relation, la nature limitée de tout rapport humain ; il n’existe entre les personnes que des « connexions imparfaites » : il n’existe pas deux personnes qui puissent prétendre à satisfaire mutuellement TOUS leurs besoins. Le rôle de notre partenaire n’est pas d’être au service de nos besoins et d’entrer dans chacun de nos désirs.

Grandir, c’est « acquérir la sagesse et la faculté de prendre ce qu’on peut dans le cadre des limitations imposées par la réalité. »

   ii. Apprendre à se connaître
Identifier ce qui nous convient, nos désirs, nos émotions, nos ressentis, etc. Et renoncer à vouloir changer l’autre (pour qu’il se conforme à l’idée qu’on se fait de lui) : l’accepter tel qu’il est !

   iii. … puis assumer nos besoins en les communiquant
- informer l'autre de ce qui nous importe, mais il faut bien comprendre ici qu'il ne s'agit pas d'affirmer nos besoins comme s'il s'agissait d'obligations pour l'autre.
- négocier les solutions : bien sûr, dans l'amour-contact, les besoins des deux partenaires sont rarement semblables au même moment. La satisfaction que chacun obtient est forcément le résultat d'une négociation, c'est à dire d'une interaction dont le but est la plus grande satisfaction de toutes les personnes impliquées. C'est un autre ingrédient essentiel de l'amour-contact: le dialogue créateur de solutions satisfaisantes.

Bref, si le couple est une communauté, tout n’a pas à être mis en commun. Trop donner revient à trop demander : mieux vaut négocier ce qu’on met en partage, et ce qui reste de l’ordre du jardin secret.

4. Le « Grand Amour » en poésie

Dans ce poème de Paul Éluard, le vocabulaire utilisé pour décrire Gala, la compagne du poète, ainsi que celui dépeignant leur relation, montre clairement une conception fusionnelle et idéalisée de l’amour :

La courbe de tes yeux fait le tour de mon coeur,
Un rond de danse et de douceur,
Auréole du temps, berceau nocturne et sûr,            <-femme divinisée, puis comparée à la mère
Et si je ne sais plus tout ce que j'ai vécu
C'est que tes yeux ne m'ont pas toujours vu.          <- la femme créatrice/mère qui fait renaître le poète

Feuilles de jour et mousse de rosée,
Roseaux du vent, sourires parfumés,                      <- image de protection maternelle
Ailes couvrant le monde de lumière, 
Bateaux chargés du ciel et de la mer,                     <- là encore la femme divinisée, Déesse créatrice
Chasseurs des bruits et sources des couleurs,        <- nouveau renvoi à la femme comme mère

Parfums éclos d'une couvée d'aurores 
Qui gît toujours sur la paille des astres,
Comme le jour dépend de l'innocence
Le monde entier dépend de tes yeux purs         <- polarisation de l’attention du poète sur la femme : fusion
Et tout mon sang coule dans leurs regards.

Si l’amour est manque ou idéalisation, il est voué à l’échec. Mais ne savons nous que manquer, que rêver ?

II - Philia, l'amour-amitié ou amour-joie

En fait, Socrate semble confondre désir et espérance : on n’espère que ce qu’on a pas, mais tout désir est-il espérance, tout amour est-il manque ? Comment espérer ce qui dépend de moi, pourquoi espérer ce qui n’en dépend pas ?
« Il n'y a qu'une route vers le bonheur : c'est de renoncer aux choses qui ne dépendent pas de notre volonté. » (Epictète)

1. Désir ou espérance ?

Il est donc important de distinguer ces deux notions : autant dans l’espérance que dans l’amour, on retrouve du désir ; cependant, l’espérance est un désir qui porte sur l’irréel, alors que l’amour (l’amour philia) est un désir qui porte sur le réel. En schématisant, on peut dire que l’amour éros, qui repose sur l’espérance, est l’amour romantique, cliché, l’amour idéal qui n’existe que dans notre imaginaire ou à la télévision, alors que l’amour philia, qui repose sur le désir, est un amour plus réaliste, plus concret, il est celui auquel nous pouvons tous parvenir avec quelques efforts et une bonne dose de lucidité.

Avant de rentrer dans la définition de l’amour philia, il faut donc préciser ce que j’entends (je reprends ici la dichotomie d’André Comte Sponville) respectivement par désir et par espérance. J’entends déjà des voix s’élever pour me dire que cette distinction relève de la masturbation intellectuelle, et je leur répondrai que distinguer ces deux termes permet d’avoir à disposition deux concepts bien précis qui permettent d’éclairer sous un nouvel angle encore le thème de notre conférence !
Donc, toute espérance est désir, mais tout désir n’est pas une espérance. On peut en fait relever 3 caractéristiques de l’espérance :

1) L’espérance est un désir qui porte sur ce qu’on a pas, sur ce qui manque : c’est la définition platonicienne du désir dont nous avons parlé plus haut. Souvent, l’espérance porte sur l’avenir ; par exemple, nous pouvons espérer recevoir un cadeau à Noël. Cette espérance n’a de sens que tant que nous n’avons pas reçu le cadeau : une fois reçu elle s’éteindra, et nous pouvons donc en déduire qu’espérer, c’est désirer sans jouir. L’espérance n’existe que tant qu’on ne peut pas profiter du cadeau, de l’objet de l’espérance ; si l’on rapproche cela de la définition platonicienne du désir-manque, on ne désire quelqu’un que lorsqu’il nous manque, lorsqu’on ne l’a pas, et donc on désire sans jouir.

2) L’espérance peut aussi porter sur le présent : espérer qu’un ami hospitalisée se porte mieux par exemple. Mais alors, pourquoi ne pouvons nous pas espérer être assis ici et écouter cette conférence, alors que nous pouvons espérer que notre ami va mieux ? Parce que nous savons que nous sommes assis et que nous écoutons cette conférence, alors que sans nouvelle nous ne savons pas si notre ami se porte mieux : dans un cas il y a savoir, dans l’autre ignorance, espérance. Une espérance est donc un désir qui ignore s’il sera satisfait ou non : espérer, c’est désirer sans savoir. Appliquée à l’ amour, cette caractéristique revient à dire, avec Michel Onfray dans sa « théorie du corps amoureux » que « la poésie recule à mesure que le savoir augmente » !

3) Enfin, on ne dit pas : « je veux qu’il fasse beau demain » mais « j’espère qu’il fera beau demain » ; de même on ne peut pas dire « je veux réussir l’examen » car on peut tomber sur un correcteur fou mais plutôt « je veux préparer l’examen sérieusement ». La différence ? On n’espère que ce qu’on est incapable de faire, que ce qui ne dépend pas de nous. Quand on peut faire, il n’y a pas lieu d’espérer : on peut vouloir et donc agir. L’espérance est donc un désir dont la satisfaction ne dépend pas de nous : espérer, c’est désirer sans pouvoir.

Que retenir de cette distinction ? On peut rappeler ici la prière de la sérénité qui résume bien les choses :

« Mon Dieu, donnez-moi la sérénité d'accepter les choses que je ne peux pas changer, le courage de changer les choses que je peux et la sagesse d'en connaître la différence. »

2. Application à l’amour : aperçu de l’amour philia

Comment espérer ce qui dépend de moi, pourquoi espérer ce qui n’en dépend pas ? Désirer ce qu’on fait, cela s’appelle vouloir, agir, jouir et se réjouir de ce qui est, plutôt que de s’attrister de ce qui n’est pas : il y a action, plaisir et joie lorsque nous désirons ce que nous faisons, ce que nous avons, ce que nous sommes ou ce qui est, bref, que nous désirons ce qui ne manque pas. Boire quand on a soif, manger quand on a faim, parler avec ses amis, écouter la musique qu’on aime, accomplir les actes que l’on veut : où est le manque ? On peut manger ou boire avec plaisir, sans en ressentir le manque, et il en va de même avec les amis, la musique, etc : on peut s’en réjouir sans manque préalable.

Catherine Blanc, psychothérapeute et sexologue, donnait dans son livre « la sexualité des femmes n’est pas celle des magazines », la définition suivante de l’amour mature : « non plus deux être unis dans la douleur de l’insécurité et le besoin de l’autre pour combler la manque, mais deux êtres autonomes, unis dans la reconnaissance de leur richesse personnelle pour les offrir à l’émerveillement et au partage de l’autre. Aimer, c’est jouir et se réjouir que l’autre soit autre que soi » (étrange similitude dans le vocabulaire vous ne trouvez pas ?).

Pour Aristote, aimer, c’est jouir et se réjouir (tiens, tiens !!) ; Spinoza complète la définition, et c’est celle-ci que je retiens pour ma part comme définition de l’amour philia: « l’amour est une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure » ; quand on aime, on se réjouit de l’existence de l’autre.



Quelles sont les implications de cette définition ?

a) Il s’agit d’un amour qui ne demande rien à l’autre. Si l’amour est manque, dire je t’aime c’est demander l’autre, puisque tout manque veut posséder. Par contre, se réjouir signifie célébrer une présence, une existence. La relation est alors fondée sur des « demandes-dons » : on propose à l’autre sans imposer, sans exigence de retour ou de réciprocité ; autonomie du désir, ayant droit d’existence à part entière et indépendamment de toute satisfaction.

b) Le manque n’est pas l’essence du désir : ce n’est pas ce qui me manque que j’aime, c’est ce que j’aime parfois, qui me manque. L’amour est premier, la joie est première, le désir est premier. Prenons l’exemple d’un anorexique : pourvu qu’il ait de la nourriture à sa disposition, ce n’est pas l’objet de son amour qui lui manque, mais le désir lui-même. Donc réduire le désir au manque c’est prendre l’effet pour la cause, le résultat pour la condition.

c) Nous l’avons dit, la passion, l’amour-manque ne peut durer : comment pourrait-on manquer longtemps de ce qu’on a ? comment aimer passionnément celui ou celle dont on partage la vie quotidiennement ? Tout paraît merveilleux dans l’autre puis l’autre paraît tel qu’il est ; comme disait Gainsbourg « on aime une femme pour ce qu’elle n’est pas, on la quitte pour ce qu’elle est ». Finalement, le prince charmant est le mari qui nous manque et le mari est le prince charmant que l’on a épousé, et qui ne manque plus ! Alors que l’amour-manque est fondé sur l’espérance, l’amour philia est fondé sur le désir : le plaisir, la joie, la douceur, la lucidité, plutôt que la passion ; c’est l’amour de la réalité, non du rêve. Quoi de plus facile que la passion ? Quoi de plus difficile que le couple, que l’acceptation de la réalité ? Être amoureux est à la portée de n’importe qui ; aimer, non. L’amour-joie, c’est l’amitié se mêlant au désir et succédant à la passion (ne dit-on pas, dans le langage courant, « mon copain » ou « ma copine » ?).

Réduire le sentiment amoureux au sentiment amical (certes mêlé de désir), n’est-ce pas un affadissement, une déception, un recul ? Un peu d’amour vrai vaut-il vraiment mieux que beaucoup d’amour rêvé ?

3. Pourquoi rechercher le bonheur dans la vérité ?

Un ami m’a demandé une fois pourquoi il fallait préférer le bonheur dans la vérité au bonheur dans l’illusion. Si l’on reprend la définition de la philosophie d’A. Comte Sponville, "la philosophie est une pratique discursive (=elle procède par des discours et des raisonnements) qui a la vie pour objet, la raison pour moyen, le bonheur pour but, la vérité pour norme." Cela veut dire que si le philosophe a le choix entre une vérité et un bonheur (le problème ne se pose pas toujours Dieu merci, mais cela arrive), le philosophe choisit la vérité : « mieux vaut une vraie tristesse qu’une fausse joie ».

Selon Saint-Augustin, la sagesse est la joie qui naît de la vérité, elle est le bonheur dans la vérité. Le bonheur que le philosophe veut, que les Grecs appellent sagesse, celui qui est le but de la philosophie, c’est un bonheur qui n’est pas obtenu à coup de drogues, de mensonges, d’illusions, de divertissement.

Cela ne constitue bien évidemment pas en soi une justification au fait qu’il faille préférer la vérité à l’illusion ; je pense qu’en la matière tout est affaire de choix personnel –comme en matière religieuse où il n’existe aucune justification absolue de la foi ou de l’athéisme. Mais choisir la vérité, c’est choisir de ne pas mentir, de ne pas se mentir sur la vie, sur nous-mêmes, sur le bonheur. A ce propos, Judith Viorst, dans son livre « les renoncements nécessaires », écrivait qu’accepter la réalité, c’est être parvenu à un « compromis avec les limitations et les imperfections du monde, ainsi qu’avec les nôtres. Un adulte sain sait que la réalité n’a à lui offrir ni sécurité infaillible ni amour inconditionnel, et sait que la réalité ne peut lui offrir de compensation pour les déceptions, les souffrances et les pertes passées. Enfin, il parvient à saisir, à travers ses rôles d’ami, de conjoint, de parent, au sein de la famille, la nature limitée de tout rapport humain ».

Comme en matière religieuse, on pourrait dire que choisir la vérité, c’est choisir d’habiter ce que l’on sait, aimer ce que l’on sait, plutôt que de chercher le bonheur dans ce que l’on ignore. La sagesse n’est pas une vérité de plus, mais la jouissance de toutes ; qui sait jouir d’une seule sait jouir de l’ensemble auquel elle appartient.

En conclusion...

D’abord, je dois vous signaler qu’il existe, selon les classifications généralement reconnues (!), une troisième conception de l’amour que je n’ai pas citée, l’amour-charité ou agapè. En gros, il s’agit de l’amour universel et désintéressé, qui nous conduirait à aimer les indifférents, les ennemis, ceux qui ne nous réjouissent pas, ceux qui nous font du mal, etc. C’est l’amour spontané et gratuit, sans motif, sans intérêt, sans justification. C’est l’amour divin, dans le sens où Dieu ne nous aime pas en fonction de ce que nous sommes, ce qui serait une justification à l’amour, mais parce qu’il est amour, et que cet amour là n’a pas besoin de justification. L’agapè est indépendante de la valeur de son objet : ce n’est pas parce qu’une chose est bonne que nous la désirons, c’est parce que nous désirons que nous la jugeons bonne (Spinoza). Agapè crée de la valeur au lieu de se baser sur elle. C’est donc un amour universel, sans préférence ni choix, contrairement à philia qui repose sur un choix, celui d’une relation privilégiée.

Aussi, j’aimerais préciser que bien évidemment, en pratique, les choses ne sont pas aussi simples ! Les deux facettes de l’amour que j’ai présentées, eros et philia, ne sont que des concepts qui nous aident à y voir clair, mais qui peuvent s’entremêler (et s’entremêlent effectivement) dans la réalité. L’amour que nous portons à nos proches n’est jamais spinoziste ou platonicien à 100 %, la perfection n’est pas de ce monde !

Ce qu’il m’a paru important de souligner cependant, ce sont les dangers de se voiler la face sur la réalité d’une relation et celle d’un partenaire, et de se complaire dans des croyances qui nuisent finalement à la réussite du couple et plus généralement à celle des relations humaines.

Bonne réflexion à tous !